Heinz Altorfer, membre de la Commission suisse pour l’UNESCO, explique dans une interview exclusive pourquoi il soutient la campagne Ready!, évoque l’expérience qu’il a faite du risque durant son enfance et exhorte l’État suisse à investir davantage dans les domaines liés à la petite enfance de ses citoyennes et citoyens. Dix questions, dix réponses.
1. Quel est votre premier souvenir d’enfance et quel âge aviez-vous?
Je me revois petit sur le rebord d’une fenêtre ouverte, observant avec curiosité ce qui se passait plus bas dans la rue. Je n’avais pas conscience du risque que j’étais en train de prendre, au contraire de ma mère qui, effrayée, s’est empressée de m’éloigner de la fenêtre. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai compris à quel point la vie était risquée mais que l’on pouvait aussi prendre des risques sans que forcément le pire arrive.
2. De quelle manière et par qui avez-vous été encouragé durant votre petite enfance?
J’ai été très encouragé par ma mère, qui m’a élevé seule et qui, bien que ou peut-être justement parce qu’elle travaillait, me consacrait régulièrement du temps de qualité. Les structures d’accueil extrafamiliales officielles n’étaient pas nombreuses à l’époque: nous étions tributaires du soutien des voisins et des amis. J’ai donc évolué dans de multiples systèmes de référence, ce qui me semblait à la fois compliqué et enrichissant.
3. Comment avez-vous encouragé ou encouragez-vous encore vos enfants?
Nous n’avons pas encouragé nos trois enfants de manière ciblée car ce concept n’était pas monnaie courante dans la société et la pédagogie de l’époque. Je tenais à être là pour mes enfants et à être proche d’eux, que ce soit en jouant et en partageant des expériences avec eux, mais aussi en les changeant, en leur faisant prendre leur bain ou en les couchant le soir. Les rôles n’étaient pas clairement répartis entre ma femme et moi. Nous avons tous les deux mis la main à la pâte même si je dois bien avouer que ma femme a davantage contribué aux tâches familiales. Je me suis par ailleurs toujours efforcé de pousser mes enfants jusqu’à leurs limites, de leur faire essayer de nouvelles choses et de les stimuler. Bref, je ne me suis pas contenté de suivre leur développement, je les ai aussi amenés à explorer leurs limites.
4. Comment parvenez-vous à concilier votre vie professionnelle et votre vie familiale?
Je trouve que c’est très compliqué. Il existe des grands-mères qui n’ont pas encore atteint l’âge de la retraite mais qui réduisent leur temps de travail pour pouvoir s’occuper de leurs petits-enfants. Ce n’est cependant pas possible pour tout le monde. Je sais par expérience à quel point il est difficile d’être reconnu professionnellement lorsque l’on travaille à temps partiel. En choisissant aux débuts des années 90 de réduire mon temps de travail à 90% pour avoir un peu plus de temps à consacrer à mes enfants, j’ai compromis pour un moment mes chances d’évolution professionnelle.
5. Pourquoi vous engagez-vous pour Ready! et donc pour une politique globale de la petite enfance?
La petite enfance ne fait pas encore partie de la politique de formation de la Suisse. Des mesures étatiques de protection de l’enfant ont certes été prises, nous avons des centres de puériculture, des allocations familiales et une politique fiscale en ce sens. Néanmoins, l’État influe peu sur la vie quotidienne des enfants avant le début de la scolarité obligatoire, ce qui veut dire qu’en Suisse, entre zéro et quatre ans, une période déterminante de l’enfance, les enfants ne peuvent souvent pas échapper à leur situation familiale, même si elle est précaire. Il s’agit pour moi d’une forme de négligence et je suis pour que les choses changent à ce niveau-là. Il existe heureusement un grand nombre de bonnes initiatives qui contribuent à améliorer la qualité de la petite enfance, mais elles ne sont pas encore suffisamment coordonnées et imbriquées. Mon engagement correspond à une volonté de voir ces initiatives se fédérer et de voir les acteurs tirer tous à la même corde dans le but de faire bouger les lignes politiques et sociales au profit des enfants. La société et l’État ont encore du pain sur la planche.
6. Quels sont selon vous les points forts de la Suisse dans le domaine de la petite enfance?
Il existe un grand nombre de bonnes initiatives privées qui soutiennent les enfants en bas âge et leurs familles et qui proposent des services de garde d’enfants de qualité. Les communes et les cantons se penchent aussi de plus en plus sur la question de la responsabilité des pouvoirs publics. La science permet de prouver d’une manière empirique à quel point le fait d’offrir un encadrement de bonne qualité au cours des quatre premières années de vie d’un enfant est important pour son développement futur.
7. Et dans quels domaines la Suisse doit-elle s’améliorer?
La Suisse manque d’approches globales et ne met pas suffisamment l’accent sur la qualité des systèmes de garde d’enfants proposés. Indépendamment de leurs moyens financiers, tous les parents qui en ont besoin doivent pouvoir envoyer leurs enfants dans une crèche de qualité. Cela crée une égalité des chances pour tous, ce qui est le ciment de la cohésion sociale. Le modèle de réussite de l’école obligatoire le prouve: en principe, les enfants ont tous la possibilité de réussir. Mais pour qu’une véritable égalité des chances soit assurée au moment de l’entrée à l’école, les jalons doivent être posés dès les quatre premières années de vie.
Je constate que la majeure partie de la population ne sait pas dans quelles conditions les enfants grandissent en Suisse. On ne connaît que ce que l’on voit autour de soi. La sensibilisation fait défaut alors qu’il existe d’énormes différences.
8. Quels arguments pouvez-vous avancer pour que l’État et l’économie investissent davantage dans la petite enfance?
L’économie a un rôle subsidiaire à jouer puisqu’elle doit favoriser la compatibilité entre famille et travail, par exemple en instaurant des formules de travail à temps partiel ou des contingents pour les places en garderie. Ceci dit, la responsabilité première est celle de l’État, qui doit investir dans la petite enfance de ses citoyens. Le retour sur investissement est énorme: des parcours de formation plus réussis, un plus grand potentiel de bonheur de l’individu, la garantie d’une démocratie qui fonctionne, une diminution des coûts sociaux, une baisse de la criminalité: c’est un renforcement de la Suisse dans son ensemble. Alors que l’économie peut faire venir de la main-d’œuvre étrangère ou déplacer ses sièges sociaux à l’étranger, l’État n’a pas la possibilité d’échanger ses citoyennes et ses citoyens. Il doit créer pour eux de bonnes conditions de base, et ce de manière proactive.
9. Que répondez-vous à ceux qui affirment que les quatre premières années de vie d’un enfant ne concernent que la famille?
Il est évident que la famille joue un rôle extrêmement important dans la vie d’un enfant de zéro à quatre ans. Toutefois, les conditions ne permettent pas toujours à son entourage de se consacrer entièrement à lui. Les contraintes professionnelles, la mobilité des jeunes familles et la quasi-absence de liberté d’action imposent de mettre en place des structures d’accueil complémentaires de grande qualité. Les enfants en bas âge y découvrent également beaucoup de nouvelles choses: jouer en groupes, respecter les enfants issus d’autres cultures ou encore être entourés d’adultes qui ont du temps à leur consacrer.
10. Encourager des enfants entre zéro et quatre ans, cela signifie...
… premièrement investir dans l’avenir. Deuxièmement avoir le plaisir de voir les enfants se développer de manière optimale. Troisièmement prendre ses responsabilités vis-à-vis de la société et de l’économie. Et quatrièmement respecter le droit de l’enfant à l’éducation.
Heinz Altorfer est membre de la Commission suisse pour l’UNESCO. Il est marié et père de trois enfants.